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© José Sena Goulão |
Si on aime la musique au Portugal, impossible de ne pas connaître son nom. Rita Carmo est LA photographe musique au Portugal. Depuis plus de 21 ans, passer sous son objectif est devenu un passage obligatoire pour les artistes portugais, et pas seulement. Elle est depuis 1992, la photographe de la revue musicale portugaise Blitz et ses photos ont déjà été publiées dans de nombreuses revues étrangères (Melody Maker, Rockin’On, Daily Mail...). Si vous avez un album portugais entre les mains, il y a de forte chance que la photo de la couverture soit d'elle. Elle vient d’éditer son deuxième livre de photo : "Bandas Sonoras -100 Retratos na Música Portuguesa" (Ed. Chiado Editora) qui réunit des photographies d’une centaines d’artistes ou de groupes portugais. Un ouvrage obligatoire pour tous ceux qui aiment la musique portugaise. Rencontre avec celle qui a décidé de transformer le son en image.
Parle-nous un peu de ton parcours ?
C’est un chemin parallèle et sinueux. Mon problème c’est que j’ai toujours aimé différents domaines. J’ai commencé par les Lettres, mais je n’étais pas très satisfaite car j’aimais aussi beaucoup les langues et la philosophie. J’ai pensé à faire du droit aussi… Et puis j’aimais beaucoup dessiner. A l’époque mon père m’a laissé prendre des cours de mode le soir au IADE (Institut des Arts Visuels, Design et Marketing de Lisbonne). C’est là que j’ai commencé à photographier dans le domaine de la mode. Après avoir fini mon cursus de mode, je suis entrée aux Beaux Arts. Ma formation est de design graphique, j’ai un diplôme de mode et j’ai cette partie Lettres à travers une année faite en communication sociale. J’ai fini par joindre deux domaines, car j’aimais le journalisme : raconter les choses, ce qui se passe et les voir. J’aime l’idée de voir et de pouvoir raconter ce qu’il y a autour de soit et dans le fond c’est ce que je fais avec la photographie.
Et comment la musique est entrée dans ce parcours ?
Elle est entrée par pur hasard. J’étais au IADE. Je prenais des photos de mode. J’ai fait une exposition dans l’ancienne FIL comme finaliste du IADE. Il y a quelques années le journal Blitz faisait des productions de mode mais toujours avec des personnes qui n’étaient pas des mannequins. Et Cristina Brites qui travaillait au Blitz dans la partie mode a vu mon exposition et a aimé. Ils m’ont invité à l’époque pour faire uniquement le défilé de mes collègues. J’ai fait par la suite quelques autres sessions avec eux et j’ai fini par rentrer dans l’équipe des collaborateurs, en 1992.
Te souviens-tu de ta première session photo liée à la musique ?
Je m’en souviens parfaitement. Mais j’avoue que j’essaie de l’oublier, car elle fut mauvaise ! C’était un dimanche de carnaval, j’ai photographié un concert dans la salle Johnny Guitar d’un groupe qui s’appelait Cavacos qui n’a existé que ce soir là. C’était un groupe qui se moquait de Cavaco Silva dont faisait partie Zé Pedro (avec une perruque blonde) ou encore Jorge Palma… Mais la première fois où j’ai senti que je photographiais vraiment des concerts, ce fut pour un concert des Madredeus à l’église de Madre de Deus. C’était un concert privé de présentation des Madredeus à EMI International. Le même soir j’ai également photographié le concert au São Luis de Carlos Parede.
Et t’es-tu sentie nerveuse ?
Je ne me sens jamais nerveuse. Mon père pensait que j’étais inconsciente et moi je pensais que j’étais très optimiste. Mais j’avoue que comme j’aimais beaucoup Carlos Parede et Teresa Salgueiro, ce que j’ai senti ce soir là c’est surtout beaucoup d’émotion. A l’époque on pouvait voir et rester tout le concert, il n’y avait pas toutes les contraintes d’aujourd’hui. On était peu nombreux à photographier. Il y avait une autre ambiance autour de la musique.
Mais tu as suivi des cours de photographie ?
J’ai juste fait un workshop de révélation photo en noir et blanc à l’âge de 13 ans. A part ça rien d’autre. Je suis une parfaite autodidacte.
Le fait d’être d’une femme a t’il été un obstacle dans ton parcours ?
J’aime à penser que ça m’a facilité la vie. De fait pour certains types de travail, nous les femmes, avons une sensibilité différente, pas seulement en terme de regard, mais aussi pour gérer les gens. Pour photographier une adolescente, c’est beaucoup plus facile d’être une femme grâce au coté maternelle. Le désavantage est la partie physique. Les hommes sont plus résistants. Ils sont plus grands normalement, c’est pour ça que je me balade avec un petit tabouret ! C’est un travail qui exige un effort physique. Il y a beaucoup plus d’homme que de femme qui photographie, même si aujourd’hui on voit de plus en plus de femmes.
Mais si je te montre deux photos, arriverais-tu à distinguer celle qui a été prise par un homme ?
Non, ce n’est pas à ce point là.
Ton premier appareil photo…
Je l’ai encore, c’est mon père qui me l’a offert. C’était un Zénith, un appareil qu’il a acheté d’occasion. C’était un appareil qui était complètement manuel. C’est ce qui m’a permis d’apprendre la logique de la photographie.
Tu avais des références à l’époque de photographes ?
Aucune.
Comment as tu créé ton esthétique ?
En regardant beaucoup de photos. Je me souviens qu’à l’époque quelqu’un m’avait dit qu’un jour je serais la Annie Leibovitch portugaise. J’avoue n’avoir jamais réellement recherché des influences esthétiques. Je me souviens d’avoir vu l’exposition de Sebastião Salgado. Et si ça se trouve ma passion pour les grands angles, pour les contrastes vient de là. Mais pendant de nombreuses années, j’ai essayé de ne pas regarder trop de photos pour ne pas me sentir influencée aussi.
Si je te dis qu’il existe une "marque", une esthétique Rita Carmo, qu’en penses-tu?
Je vois ça comme un compliment et j’espère que ça l’est ! Je sais ce que j’aime utiliser et lorsque l’on me demande quelque chose de différent, c’est toujours un effort, même si parfois c’est un bon défi. Récemment, j’ai photographié un groupe qui m’a dit qu’ils étaient tous un peu déformés sur la photo. Mais en venant me voir, ils auraient dû savoir que j’aime les grands angles et que cela déforme toujours un peu. Il y a peu de temps une personne m’a dit une chose intéressante. En lui présentant mon travail, il m’a dit qu’au fil du temps j’avais rendu mes photos plus dramatiques. Ça peut être lié au fait d’ouvrir les angulaires et d’utiliser plus les paysages et l’environnement autour. Ça peut apporter un regard plus dramatique dans le sens plus théâtral à la photo.
Il y a deux parties différentes dans ton travail : photographier les concerts et les portraits d’artiste. Quelles sont les principales différences ?
Elles sont très différentes. Mon attitude est très différente.
Comment te prépares-tu pour un concert ?
Je dois connaître le groupe. Je recherche des photos du groupe sur le net, car ainsi on peut comprendre s’il l’on peut prendre des photos proches d’eux, les groupes internationaux appliquent les mêmes règles pour tous les pays. Ça me permet d’être préparée au mieux.
Tu as aussi souvent des contraintes en terme de temps, souvent tu ne peux photographier que trois chansons…
J’ai même eu 30 secondes dans le cas de Beyoncé ! Ça m’est aussi arrivé une fois quand Prince est venu il y a deux ans. Les seules photos autorisées pendant le concert étaient celles avec Ana Moura. La personne chargée de la communication voulait que je ne fasse que 10 photos. Je lui ai dit qu’elle n’allait pas voir la différence entre la prise de vue et la photo. Alors elle m’a donné une minute !
As-tu notion du nombre de concerts que tu as photographié ?
J’ai arrêté de compter ! Mais en moyenne, une centaine de concerts par an, j’y inclus les festivals évidemment. Depuis 21 ans, il suffit de faire le compte…
Te sens-tu d’une certaine façon dans une situation privilégiée...
Oui, sans aucun doute. Je sens même parfois que je suscite de la jalousie. Car évidemment, les gens ne voient que les bons cotés de la profession…
T'arrive-t-il d'aller voir un concert sans prendre de photo ?
Non. Il y a peu de temps je parlais avec un photographe italien qui m’a dit exactement la même chose. Ça me gêne de ne pas être en train de photographier. On regarde toujours le concert avec un regard de photographe, on se dit : tient, ça donnerait une bonne photo. Ce qui me fait plaisir, c’est par exemple de pouvoir être présente durant tout le concert et pouvoir photographier petit à petit. Ça c’est un vrai plaisir.
Une autre partie de ton travail consiste à faire des Portraits d’artistes, aussi bien portugais qu’étrangers. C’est un travail différent…
Alors que durant les concerts, je suis un reporter. Lors des portraits c’est quasiment l’inverse. Je dois interagir avec la personne, je dois la faire se sentir bien pour qu’elle se donne à la photo. C’est quelque chose de plus intimiste.
As-tu besoin d’aimer la musique de l’artiste pour pouvoir le photographier ?
Non. Par exemple je n’écoute pas vraiment de Métal, mais j’ai un réel plaisir à les photographier, car ce sont souvent des personnages.
T'a t-on déjà fait des demandes étranges, par exemple photographier sur une grue…
Ça j’adorerais, j’aime faire ce genre de chose ! Par exemple, j’ai photographié Paulo Furtado dans une morgue. Il m’a suivi et il a été fantastique, ou encore dans un motel sordide, où le patron de l’hôtel a commencé à siffler les filles de Wraygunn. J’ai photographié David Fonseca sur une plage, il était complètement sous le sable avec uniquement la tête dehors. Au final, c’est plutôt moi qui demande des choses étranges aux artistes…
Y a t-il un artiste étranger que tu rêverais de photographier ?
Tom Waits ! J’adorerais ! J’aime les gens qui ont un visage marqué, qui ont une histoire sur leur visage.
Tu fais très peu de photo en noir et blanc, est ce que je me trompe ?
Non, tu as raison. J’ai commencé en noir et blanc, à l’époque le Blitz imprimait en noir et blanc… mais de fait j’aime la couleur et entre les deux je choisis toujours cette dernière.
Comment vois-tu cette démocratisation de la photo auquel on assiste ces dernières années, avec les IPhone par exemple…
Tout d’un coup, un monde s’est ouvert, beaucoup plus facile, plus pratique. J’essaie de tirer aussi partie de ça. Les photos de portable ont tout leur sens, ce sont un peu comme des polaroids : une photo plus immédiate qui vit de souvenir, d’histoire… mais tout est en train d’évoluer d’une telle façon que bientôt on aura plus besoin de nous. (rire)
En 2004, tu as exposé tes portraits d’artiste au Forum des Halles à Paris.
Ce fut ma première et unique exposition en dehors du Portugal. Ce fut une excellente expérience avec, j'avoue, quelques péripéties.
C’était le travail dont tu rêvais quand tu étais jeune ?
Il s’en rapproche beaucoup. Ce n’est pas un travail monotone, il y a une bonne partie d’aventure, d’adrénaline. Je gère mon temps. C’est un travail très indépendant, très créatif, très physique aussi. Ça demande aussi une réflexion. Ça demande toujours plus de moi.
Dernière question : comment photographie t-on le son ?
Je ne sais pas ! Je tente depuis de nombreuses années ! Il y a des gens qui disent qu’ils sentent cela. C’est curieux car jusqu’à ce que j’édite mon premier livre en 2003, je n’avais pas eu de feedback sur mon travail. A partir de là, étant autodidacte, j’ai senti une plus grande confiance en moi. Une des choses qui m’a fait le plus plaisir, c’est que le gens disent qu’en voyant mes photos ils sentaient le son. C’est quelque chose qui m’a beaucoup émue.