CRITIQUE De passage le 10 juin, la chanteuse est aussi rare sur scène que sur disque. Chacun de ses concerts est un rituel et une thérapie.
Il y a quelque chose de Frida Kahlo dans le visage de cette femme aux cheveux courts qui affronte le public avec pour seules armes sa guitare et sa voix. L’une et l’autre sont singulières : son accompagnement sobre, quasi abstrait, souligne l’étrangeté de sa tessiture de contralto. Lula Pena, pour le petit cercle de ses admirateurs, est un mirage, une artiste qu’on ne voit presque jamais, qui n’a publié que deux disques depuis ses débuts, en 1998.
Trouvailles. Jointe par téléphone à Lisbonne, elle s’exprime dans un excellent français, ses rares fautes sont des trouvailles : «J’ai attérisé à Bruxelles», «j’ai fait des expériments». Son destin de chanteuse se révèle donc en Belgique. «J’ai eu une période nomade, confie-t-elle. Je me suis installée à Barcelone pour étudier le design et la communication visuelle, mais une série d’événements a bouleversé mes plans et je suis partie à Bruxelles. La guitare m’a toujours accompagnée, comme un bloc-notes sonore.» Dans la capitale européenne, des amis lui organisent un concert au Travers, le club de jazz de la chaussée de Louvain, aujourd’hui fermé. La providence fait que le patron du label Carbon 7 se trouve dans la salle, et qu’il propose le soir même à cette interprète amatrice d’enregistrer. «J’avais quelques chansons personnelles et beaucoup de reprises à mon répertoire»,poursuit Lula Pena. Des fados, notamment, un genre qu’elle n’avait jamais chanté quand elle vivait au Portugal. «J’avais essayé, mais je n’y arrivais pas : ma bouche et mes doigts étaient pris de crampes. Le fado est venu avec la distance. J’ai dû faire l’expérience de la saudade pour qu’il prenne sens.»
Sur le disque Phados, on trouve des fados classiques d’Amalia Rodrigues, la morna Sodade, des perles brésiliennes signées Caetano Veloso ou Chico Buarque. Dénudées, les chansons dessinent un rituel quasi chamanique qui évoque l’art de Chavela Vargas. Le CD reçoit un accueil critique enthousiaste. «Moi qui étais totalement étrangère à l’industrie de la musique, je me suis retrouvée dans les habits d’une chanteuse», dit Lula Pena, qui se souvient avoir tourné «un mois en France dans des petits lieux avec un percussionniste irakien réfugié à Bruxelles». Et puis, silence.
Phados devient rapidement introuvable, les initiés le copient pour le faire circuler. Les années passent et aucune nouvelle : on finit par croire que Lula, comme un feu follet, s’est dissipée pour ne plus revenir. Jusqu’en 2010, quand tombe du ciel un étrange objet conçu par l’artiste : un disque emballé dans un élégant boîtier en carton couleur crème, illustré par la photo sépia d’une barque de pêcheur.
Troubadour se compose de sept «Actos» de durées variables (entre trois et douze minutes), numérotés en chiffres romains : collages de musique et de poésie, en portugais, français, espagnol, anglais. On reconnaît Nature Boy, d’Eden Ahbez, ou Luna Tucumana,d’Atahualpa Yupanqui, parmi des dizaines de fragments enchaînés, motifs brodés sur une tapisserie sonore d’une richesse inouïe. Et totalement anticommerciale. Lula Pena décrit ainsi sa méthode :«Chaque morceau arrive avec l’intuition, la mémoire, personnelle ou collective. Comme venu d’un rêve récurrent. On a les yeux bandés, les contours s’éclaircissent peu à peu…» Elle revendique l’intransigeance de sa démarche d’artiste, et c’est la raison de son silence discographique de douze années : «Pendant tout ce temps, j’ai été dans une dynamique constante, j’ai travaillé, fait quelques concerts, rencontré des musiciens. Mais dans une dynamique étrangère au mode de fonctionnement de l’industrie, qui ne m’a jamais intéressée. J’ai suivi un chemin qui n’a jamais croisé celui du monde du disque.»
«Pouvoir». Pour Lula Pena, les concerts sont «une forme d’acupuncture : seule sur scène avec ma guitare, j’ai une communication directe avec le public. Je vais toucher un point émotionnel, très intime. La musique a ce pouvoir». Si la chanteuse est thérapeute, les spectateurs sont à proprement parler des patients : ils attendent depuis une décennie un concert de Lula Pena à Paris.
Lula Pena CD : Troubadour (Mbari/Discmedi) En concert le 10 juin au Monfort, 106, rue Brancion (75015).